Histoire: Ambrosio... cher Ambrosio. Tu es le parfait représentant, le digne fruit pourri d'une époque dégénérée, d'une époque d'aliénés
Je cherche, hagard, les doigts tremblants, un visage... Son visage. Malade, cloué au lit je tâte du bout des doigts la chair... elle est moite... c'est la mienne. Ce sont mes propres traits que dans ma folie aveugle je palpe et griffe inconsciemment... aveugle... Sont-elles à moi ces joues si creuses...? Et ce visage hâve et émacié? Dans mon souvenir j'avais une jolie peau, douce et rosée...? Mais l'ai-je jamais eue...? Tout cela n'était-il qu'un rêve dû à la folie qui me guette et gronde, cette folie que je redoute et appelle alors que je la sens croître dans le terreau de ce coeur stérile qui est mien, qui n'est plus, buisson d'épines qui seul peut pousser sur cette terre désséchée. Il s'enracine et s'ancre profondément en moi, aussi profondément que le désespoir qui le nourrit... Peu à peu je cesse de lutter, petit à petit je m'abandonne à cette pernicieuse et divine étreinte qui fait de moi un être à part entière puisque le seul à exister, sans aucun autre pour me faire paraître fade, me repousser dans l'ombre, aveuglé... par son éclat... trop intense.
Aveugle...
C'est une réalité, c'est une fatalité. Enfermé dans les ténèbres de ma conscience, ce noir plus noir que noir... ce gouffre à l'obscurité opaque dans lequel je chute, éternellement, éternellement disloqué et épars...
L'impuissance...
Enfermé dans cette enveloppe que je n'ai pas choisie et qui me retient prisonnier, je la nourris même si je ne sais pas bien pourquoi... Condamné à porter, supporter cette carcasse gangrénée, ce fardeau, je guette, tel un chien, l'instant de la délivrance comme un os à ronger.
Cet abîme, plus oppressant, plus sombre encore que celui que nourrisent les hommes, plus sordide mais également peut-être salutaire...
Tout au fond, au plus profond de ces ténèbres, comme un rêve caressé et nourri dans un utérus de femme... la lumière. La clairvoyance, la perspicacité, la lucidité, la faculté d'entendre les gens, véritablement... Car on ne voit la lumière qu'enfermé dans le noir. Je fus élevé dans le mensonge, et je continue de le cultiver. Je chemine, aveugle dans ma propre conscience, l'étouffant pour tenter de mieux cerner et percer celles des autres du dards tranchant de mes mots qui vont jusqu'à tirer parfois des gémissements réprimés de la part de mes victimes oppressées. Pour être omniscient, il faut savoir noyer l'hymne de son individualité, confondre sa propre musique avec celle de l'univers pour mieux le pénétrer et le comprendre. J'aime le luxe et le plaisir... Certains pourraient même croire que je suis un fat. Mais je ne laisse point ces plaisirs superficiels m'étourdir et endormir ma méfiance et ma vigilance.
Comme tous les enfants, hélas, je suis tombé malade, et comme peu d'entre eux, heureusement, j'ai survécu. J'ai triomphé de la maladie, puis de la misère alors que ma vue déclinante me poussait à chercher refuge dans une pièce faiblement éclairée, voire, dans les moments de crise les plus intenses du mal qui me rongeait... l'obscurité. Au point que des élans passagers de démence me fassent redouter une cécité définitive. Combien de temps ma santé défaillante est-elle restée tapie à l'orée de mon propre corps, semblant presque avoir peur d'affronter le virus qui me bouffait, me déchirait, me suppliciait... me détruisait.
Pour ma famille, j'étais condamné. Déjà ils se détournaient de moi, commençaient à m'enterrer alors même que, dans de laborieux efforts, j'arrachais toujours un instant de plus, un infime instant au travers une respiration bruyante, à la Mort. J'ai continué de lutter alors même que l'on disait mon cas désespéré. Je n'allais pas crever, comme ces chiens de misère, ces rats et ces orphelins abandonnés... Oui, je me suis emparé de nouvelles goulées d'air, de nouveaux souffles de vie... et j'ai triomphé. Terrassant la souillure immonde qui m'avait tant fait souffrir, j'ai vaincu la bête aliénant mes sens et ma raison, et je ne crois plus depuis qu'il existe défi trop grand pour se trouver hors de ma portée.
"Toi, là-bas..."
"Oui, sire...?"
Le noble s'approche du doyen lascivement allongé sur une ottomane de velours, empressé de se faire bien voir, tremblant aussi peut-être un peu, au fond, d'avoir fait quelque action répréhensible...
"Fais-moi la lecture..."
"... Pardon?"
"Seriez-vous sourd mon jeune ami?"
Le timbre du tyran, de tranchant et autoritaire, s'est refait caressant et doucereux, ambre liquide et malsaine qui se figent dans le silence en perles diamantées, en perles d'or mielleux sur le fil de la conscience, suave suc qui cache derrière ce mélodieux timbre ses saveurs immondes.
"Reprenez donc après "Qui de quelque malheur semble traîner l'augure ;"
Tenant le recueil de poésie d'Alfred de Vigny d'une main, forçant son serviteur du moment à se pencher pour lire, il ferme les yeux et attend... L'autre entame alors le verset timidement.
Elle voit sans effroi son jeune époux, si beau,
Marcher jusqu'à son lit comme on marche au tombeau.
Sous les plis du manteau se courbe sa faiblesse ;
Même sa longue épée est un poids qui le blesse.
Tombé sur ses genoux, il parle à demi-voix :
" - Je viens te dire adieu ; je me meurs, tu le vois,
Dolorida, je meurs ! une flamme inconnue,
Errante, est de mon sang jusqu'au coeur parvenue.
Mes pieds sont froids et lourds, mon oeil est obscurci ;
Je suis tombé trois fois en revenant ici.
Mais je voulais te voir ; mais, quand l'ardente fièvre
Par des frissons brûlants a fait trembler ma lèvre,
J'ai dit : Je vais mourir ; que la fin de mes jours
Lui fasse au moins savoir qu'absent j'aimais toujours.
Alors je suis partis ne demandant qu'une heure
Et qu'un peu de soutien pour trouver ta demeure.
Je me sens plus vivant à genoux devant toi.
- Pourquoi mourir ici, quand vous viviez sans moi ?
- Ô coeur inexorable ! oui, tu fus offensée !
Mais écoute mon souffle, et sens ma main glacée ;
Viens toucher sur mon front cette froide sueur,
Du trépas dans mes yeux vois la terne lueur ;
Donne, oh ! donne une main ; dis mon nom. Fais entendre
Quelque mot consolant, s'il ne peut être tendre.
Des jours qui m'étaient dus je n'ai pas la moitié :
Laisse en aller mon âme en rêvant ta pitié !
Hélas ! devant la mort montre un peu d'indulgence !
- La mort n'est que la mort et n'est pas la vengeance.
- Ô Dieux ! si jeune encor ! tout son coeur endurci !
Qu'il t'a fallu souffrir pour devenir ainsi !
Tout mon crime est empreint au fond de ton langage,
Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage.
Mais viens, écoute-moi, viens, je mérite et veux
Que ton âme apaisée entende mes aveux.
Je jure, et tu le vois, en expirant, ma bouche
Jure devant ce Christ qui domine ta couche,
Et si par leur faiblesse ils n'étaient pas liés,
Je lèverais mes bras jusqu'au sang de ses pieds ;
Je jure que jamais mon amour égarée
N'oublia loin de toi ton image adorée ;
L'infidélité même était pleine de toi,
Je te voyais partout entre ma faute et moi,
Et sur un autre coeur mon coeur rêvait tes charmes
Plus touchants par mon crime et plus beaux par tes larmes.
Séduit par ces plaisirs qui durent peu de temps !
Je fus bien criminel ; mais, hélas ! j'ai vingt ans.
- T'a-t-elle vu pâlir ce soir dans tes souffrances ?
- J'ai vu son désespoir passer tes espérances,
Oui, sois heureuse, elle a sa part dans nos douleurs ;
Quand j'ai crié ton nom, elle a versé des pleurs ;
Car je ne sais quel mal circule dans mes veines ;
Mais je t'invoquais seule avec des plaintes vaines.
J'ai cru d'abord mourir et n'avoir pas le temps
D'appeler ton pardon sur mes derniers instants.
Oh ! parle ; mon coeur fuit ; quitte ce dur langage ;
Qu'un regard... Mais quel est ce blanchâtre breuvage
Que tu bois à longs traits et d'un air insensé ?
- Le reste du poison qu'hier je t'ai versé. "
Ambrosio... ah Ambrosio, quel esprit sensible, quelle Muse attendrie te fit murmurer en même temps que ce jeune prétentieux servile si doux et si beaux vers...? Quel dieu refit de toi pour un instant un démiurge alors que cet être pompeux perdu dans les lourdes draperies de son statut de comédien anobli récitait d'un air supérieur la somptueuse et tragique mélodie, fort de sa propre importance et insultant le talent qui l'avait mené à la place qui le faisait s'oublier, ignorer son triste passé qui transparaissait auparavant dans ses répliques enflammées d'entre ses lèvres échappées sur la scène d'un théâtre où venaient s'amasser la horde de vautour venant leur ennui tromper... Pourquoi laisses-tu découvrir ce coeur qui au bord de ta froide bouche chante et pulse la mélodie de ses émois refoulés, ses émois réfrénés...? Reprends-toi, Ambrosio! Tu as délibérément choisi de n'être point artiste, et plutôt que d'être Poète Maudit a préféré n'être que Maudit et abandonner la verve et la prose du Poète...
Il n'est jamais trop tard... Jamais trop tard pour renoncer, pour choisir un autre chemin... Mais cette possibilité, tu refuses de laisser ton esprit hagard et ton âme aveugle l'entrevoir. Oui, sois maudit, ne laisse pas le doute et l'indécision s'emparer du vaisseau fantômatique et égaré sur la mer agitée de tes voeux contraires qu'est ta psychée endormie, cette Psychée que nul Eros n'a jamais ranimée. Ne laisse pas cet organe amorphe qui gît sous ton sein comme un cadavre dans un caveau s'agiter et recommencer à vivre... Persévère dans ton infâmie, ignoble râclure, et que ton regard jamais ne se lasse de contempler sans ciller la misère qui t'offre le luxe dans lequel tu te délasses, la vermine qu'en serpent tu abandonnes derrière toi en muant.
Oh, ne laisse pas tes yeux se rouvrir et s'accrocher, se raccrocher aux mots, s'aggriper à leur divine et ensorcellante harmonie... Mais déjà, le cruel a congédié le comédien, le banissant d'un geste dédaigneux de la main, mépris démenti par la flamme et l'intérêt que trahit son regard. Les amants de Montmorency... Ah, comme il les envie, ce sombre vautour qui de la Solitude connaît seul le triste séjour, les pâles étreintes de sa lugubre couche. S'il s'abandonnait entièrement à la poésie et au romantisme de l'instant, peut-être rêverait-il, peut-être espérerait-il... Semblable amour, égale passion dévorante. Mais il s'est de lui-même arraché les ailes, et il ne peut se résoudre à écorcher ses doigts trop mince et son torse blafard contre la façade abrupte du gouffre au fond duquel il s'est lui-même précipité. Plongé dans le pays noir et stérile d'une conscience calculatrice, il ne cherche pas même à se hisser loin de ces terres gastes et lugubres qui le tuent et conservent sa blanche dépouille dans leur cocon glacé.
Mais déjà la Politique l'entraîne sur d'autres tortueux chemins, d'autres bourbiers recouverts d'or luisants et de rivières de diamants qui se coulent vers la gorge des femmes, ces gorges d'où s'échappent des cascades de rires surfaits qu'en odieux courtisan volage il se plaît à alimenter. Que la machine tourne et ronronne, qu'elle vrombisse et éructe ses rouges couleurs sur les joues fardées, ses compliments faciles et répétés que ne nourrit plus aucune originalité... Et alors qu'il leur adresse, ce méprisable gentilhomme, de beaux sourires, il fait taire le mépris qu'au fond elles lui inspirent et rentre dans ce jeu vain et superficiel où tout un chacun cultive l'art de plaire et de flatter les égos surdimmensionnés et ménager les susceptibilités.
C'est ainsi qu'il a été formé: dans le but de dominer. Il devait appartenir à l'élite intellectuelle du pays, et sous la houlette de maints précepteurs entreprit de noyer consciencieusement son cerveau sous une masse de savoir conséquente: la pensée des philosophes, aussi bien contemporains qu'antiques, les poésies, les romans du passé, les chefs-d'oeuvres dont la culture avait hérités... C'est tout naturellement qu'il fut placé au devant de la scène politique lorsque le chef de la famille des Mearas mourut après avoir joué un rôle important dans les évènements qui virent leur lignée aider Tsel à se relever tel un phénix de ses cendres. Il avait déjà acquis, depuis l'an 13, son immortalité en sacrifiant une étoile, et attendait patiemment son heure de gloire. Il pouvait bien se permettre d'être patient: il avait l'éternité devant lui. C'est ainsi qu'il finit par succéder à ce bon vieillard et devint le doyen des Mearas. Son influence sur les trois grandes familles ne cessa de s'étendre le temps passant tandis qu'il se maintenait en place grâce à moultes manoeuvres et intrigues, comme tout bon conspirateur qui se respecte.
Malheur à toi, vile créature infernale! Le jour où tu traînas jusqu'au Gigunû l'infortuné Eliel avant de l'enchaîner, lui trancher la gorge et condamner l'étage, tu ne faisais que signer à même sa chair, avec son propre sang, le premier crime de la longue série de tes exactions. Pourtant il n'avait fait que dire la vérité... Cette vérité que tu ne supportes pas. Tu as accumulé les conquêtes grâce à tes mensonges, sombre catin, salope volage, tu as ruiné les coeurs naïfs comme tu ruines les existences des plébéïens à qui les nobles extorquent le fruit de leur labeur...
Ps: pour ceux qui voudraient lire les poèmes d'Alfred de Vigny qui sont cités, voici deux liens vers iceux:
http://poesie.webnet.fr/poemes/France/vigny/20.htmlhttp://poesie.webnet.fr/poemes/France/vigny/15.html