Comptine [libre]

J'ai couru longtemps presque jusqu'au rempart, serrant le livre contre mon cœur. J'avais voulu croire et j'avais été bernée, je voulais oublier. Une fois un peu calmée, j'ai repris le chemin de l'Etemenanki. Il me fallait rentrer pour ne pas inquieter inutilement mon père.
C'est en passant devant l'opéra que j'ai réalisé: je ne voulais pas rentrer. Mes appartements lisses ne pourraient pas me calmer, et l'œil trop avisé de mon père ne serait pas dupe de mon humeur. Il me fallait me calmer avant de pouvoir à nouveau offrir visage aimable au monde.
La bâtisse imposante de l'opéra m'offrait un abri et je le connaissais assez pour pouvoir m'y glisser discrètement. Je serais repartie bien avant la première représentation de la journée. J'avais juste besoin de calme, d'un endroit ou je serais en paix.
La salle et ses sièges confortables, des dorures du plafond au parquet du sol, tout y respire le luxe. Faufilement discret au milieu d'une rangée de siège, je me suis calée dans le plus confortable. Il manquait d'un peu de lumière mais pas au point de ne pouvoir déchiffrer les signes alignés sur la page.
Bienvenue rêverie oublieuse, bienvenue rêves littéraires ne passez pas par la case départ et emportez moi loin d'ici. Je veux oublier ce monde et me perdre dans le votre. Je veux être dans ce livre la compagne d'Alice, fidèle amie toujours à ses cotés, l'accompagnant dans toutes ses pérégrinations. Je veux retrouver mon enfance et les souvenirs de cette femme qui lisait si bien les contes. Laissez moi entendre votre comptine.

*Salut Alice! Ça va?
On va faire un tour? Passe devant je te suis.
Un lapin pressé? Ça commence bien
Un puits sans fond agrémenté de confiture vide? C'est bien étrange
Une souris, un dodo, un lori un canard et un aiglon? Dieu quelle étrange faune…*

Elle en est là de ses rêveries que le chapeauté, l'ayant remarqué depuis ses pas rapides dans la rue nocturne, s'insère lui aussi dans l'Opéra. Hook le suit, faisant de son mieux pour, à la façon du docteur, ne pas faire de bruits avec ses pas. Mais, ne nous le cachons pas, un gorille n'est pas un maître de subtilités.

Quoi qu'il en soit, notre jeune rêveuse rêve et, à ce titre, n'est point concentrée sur la salle mais bien sur celles qu'elle découvre à l'aide de ses fabulations. Avernteous s'asseoit à une distance de 2 bancs de la douce et charmante proie pour laquelle il s'est éprit. Le macaque va se perdre sur la scène et produit quelques lourds échos de ses pas.

Chuck, mine blafarde incluse, écoute et sourit.

Il est des êtres intéressants, des êtres beaux et d'autres totalement improbables. Il est des êtres aussi qui sembleraient plus à leur place dans les contes, certaines journées aussi.
Je voulais me faire la compagnonne d'Alice et voila qu'Alice et ses bizarreries s'invitaient dans ma vie. Enfin surtout ses bizarreries car foin d'Alice en l'opéra ou je lisais tranquillement juste un gorille et son maître à la face de lune.
Non, il n'était en effet pas discret et moi qui étais restée attentive aux bruits environnants pour pouvoir m'éclipser avant que le lieu ne se peuple, je ne pouvais pas le rater. D'ailleurs, je ne l'ai pas vu tout de suite, dans la pénombre du lieu je l'avais surtout entendu et j'ai cherché un moment d’où venais le bruit.
C'est comme ça que je l'ai vu, celui à la face de lune. Contrairement à ce qui, je devais l'apprendre plus tard, était un gorille, il était beaucoup plus silencieux mais aussi beaucoup plus visible avec un rien étrange car sa veture sombre se fondait autant que son gorille dans le paysage et sa tête semblait flotter dans le vide.
En dépit du fait que l'on pénètre dans cet opéra comme dans un moulin, l'idée qu'il n'appartienne pas au personnel ne m'a même pas effleuré. Mais il faut avouer pour ma défense qu'il n'a pas l'allure d'un noble et tout ce qui n'est pas noble n'est finalement rien de plus que du personnel; consentant ou pas…
Je me suis donc levée lentement avec toute la grâce qui convient à mon rang et ai remis les plis de ma robe correctement, tiquant à nouveau sur la fine traînée de sang laissée à la bibliothèque avant de lui adresser la parole. Puisque l'opéra prenait vie, je devais rentrer et de toute façon je n'aimais pas particulièrement sa manière de me regarder; comme si j'avais été sa proie.

~Monsieur, je vous remercie de l'hospitalité dont vous avez fait preuve et puisque vos répétition commencent je m'en vais vous laisser travailler en paix pour que vous puissiez nous divertir avec le même talent que chaque soir.

Visage de lune et lune isoléée, plus haut, dans le ciel. Mais le théâtre est cet endroit où se joue le drame, la vie et la mort. Où l'aura de fausseté affecte les esprits en allant les cherchers dans leurs derniers retranchements, les forçant à s'exprimer avec le plus de véracité ; à moins d'être un acteur.

Lorsqu'elle se lève, il en fait de même et retire son chapeau en y découvrant son crâne dégarni et ses cheveux lissés, fidèlement collés à son crâne comme s'ils étaient grassement emplis de sueur. Enfin, le genre de détails qu'on voit si peu dans l'obscurité.

Après s'être cordialement abaissé pour saluer Lysa, il prend une voix digne des plus grands ténors :

- Chère dame, il n'y a ni répétition et ni comédie en ce moment... Vous pouvez rester encore quelques temps et même, si tel est votre désir, discutailler un peu avec le viel artiste que je suis... Avec une certaine tristesse.. Cela fait si longtemps que je n'ai eu l'occasion de discuter avec une jeune femme si passionnée..

Il la regarde, d'un sourire alliant le charme de Dom Juan et l'éloquence, à peine démente, du chat du Cheshire.

Dis donc Ducon tu sais à qui tu parles? Crois tu donc immonde pourceau que tu puisse me parler ainsi?
Non! Non nous ne sommes pas des égaux car tu est issu de la fange et y restera tandis que moi… Moi! Je suis ce que jamais tu ne pourras imaginer, égaler, effleurer. Un monde nous sépare et toi, Toi tu te permets de me parler ainsi?
Je ne suis pas la catin des basses fosses avec qui l'on discutaille, je ne suis pas ta mère ou ton amie. La seule chose de toi qui trouve grâce à mes yeux c'est ta performance sur scène.
Tu n'es pas sur scène. Tu n'es rien. Juste un pauvre con sur mon chemin.

~Monsieur vous apprendrez que je ne discute pas avec les inconnus, que mes passions ne regardent que moi et que vos émois ne m'intéressent pas.

Mais si vraiment la discussion t'intéresse je veux bien te montrer comment je châtie et comment je discute aussi avec ceux de ta race; avec tout ces voleurs.
D'ailleurs peut être que tu sais quelque chose.
Non, tu sais quelque chose…

~Vous êtes?

- Mon nom est Jorge Navaro, pour votre service chère dame. J'appartiens à la toute nouvelle Troupe du Masque Blanc qui, dès la semaine prochaine, va présenter sa première pièce.

Il retire son chapeau haute-forme et le pose sur un banc adjacent. S'il retire son chapeau, il ne retire pas son sourire, le poussant même un peu plus histoire de le rendre trop souriant. Chuck la sent aussi insultée qu'une jeune pucelle effarouchée et, comme toutes les fois où il rencontre une de ces déplorables et nobles poupées 100% lavables à la machine, il s'en amuse drôlement.

Mais son sourire n'a pas cette seule raison puisque, normalement, le cas typique aurait tout simplement répondu par une remarque acerbe en s'en allant, pompeusement blessée dans son titre. Serait-ce qu'il est à nouveau sur un de ces si passionnants cas atypiques ?

- Et vous êtes ?

Un nom; il m'a demandé un nom. J'ai senti mon sourcil se lever sous l'incongruité de la chose. L'idée qu'il puisse ne pas le connaître alors que je parle avec lui, tout autant que le fait qu'il puisse le connaître me gêne. Il est vrai que l'on ne discute habituellement que dans les salons; la ou les gens sont tous présentés dès l'entrée; il est vrai aussi que la domesticité se doit de savoir le nom de celui qu'il sert et il est certain que l'on ne donne pas son nom a un roturier dont on ne sait rien; c'est si important un nom. Pour autant, discuter sans se présenter est d'un malpoli...

Et l'autre en face qui continue de me sourire comme un abruti.

C'est en le regardant que j'ai eut l'illumination: si les artistes utilisent des noms de scène pourquoi ne le pourrait je pas à mon tour? Après tout je suis une artiste à ma manière et je dois savoir ce qu'il sait. Je ne me suis pas encore présentée que déjà défilent dans ma tête ceux qui le maîtriseraient facilement. Mais je dois être patiente, avancer a petit pas et être sure; Rome ne s'est pas construite en un soir.

~Mon nom est Louisa May Alcott monsieur le comédien Jorge Navaro du masque blanc. Et qu'elle est donc cette pièce que vous comptez nous jouer? Pas un drame j'espère?

L'avantage d'une discussion est qu'elle s'oriente plus subtilement qu'un interrogatoire...

D'un sourire de vieux sage, il s'étouffe dans un rire étrange et faux. Sa voix frôle la dérision sans s'y enfoncer.

- Mais non ! Le drame, il se joue tous les jours à même la vie réelle et il y a longtemps qu'il n'a plus sa place sur une scène. Non, ô grande et sublime Louisa May Alcott, au Masque Blanc nous versons plutôt dans l'Opéra et le théâtre de genre.

Il ne sourit plus, mais un air amusé lui sied au visage. Un bruit lourd survient alors de l'arrière-scène. Mais Chuck ne lui porte aucune attention. Mais Chuck ne semble même pas l'avoir entendu. Mais Chuck fabule un peu sur ce qui pourrait advenir de cet entretien. La noblesse l'aurait déjà repoussé en prétextant quelque rendez-vous oublié. Or, il en est tout autre pour l'instant et il y prend un outrageux plaisir.

Pour rajouter à son divertissement, il jete un regard rapide à une montre-gousset dorée qu'il sort d'une poche de son veston.

- Il sera bientôt l'heure du thé chère Dame-oiselle. Me ferez-vous l'honneur délectable de vous joindre à moi ?

~Non.

Le mot est sorti tout seul. Je n'ai même pas eut le temps de me poser la question. Et c'était vrai, je n'avais pas la moindre envie de m'asseoir a une table avec lui.
Oui mais pourtant j'avais encore tant de choses à lui dire. Non!
Il avait encore des choses à me dire, des choses qu'Il savait et qui m'intéressaient. Des choses qu'il faudrait lui extorquer. Rien que d'y penser déjà j'avais hâte, et je sentais mes membres trembler d'excitation.
Patience, le lieu n'est pas approprié.

~Je n'aime pas le thé. Un jus de fruit si vous voulez.

Le bruit sur l'estrade m'a fait détourner les yeux de mon interlocuteur premier. Toujours ce gros machin qui joue assis sur son gros derrière, il faudrait y compter et ne rien précipiter. Empale donc toi sur ces planches sac à puce!
Retiens toi encore, c'est bien trop hasardeux.

~Je choisis l'endroit.

C'était sans équivoque, pas d'opposition possible. J'aime ma voix lorsqu'elle prend ces accents d'autorité; elle est un peu glaciale mais pleine de classe.
Mais surtout je ne devais pas oublier, rester discrète et prévenir l'esthète que j'avais une proie. Surtout ne pas l'effrayer, il ne doit pas se douter.

Il n'y a qu'un chose qui me turlupine: pourquoi Est-ce que je n'aime pas ce sourire?
Ne t'inquiète pas, je le lui enlèverais…

Son sourire, Avernteous comptait bien le préserver. Il répondit comme distrait et avec un ton à peine outrée, se jouant d'elle avec toute l'étiquette qu'il était de mise d'avoir. Ah, l'étiquette faisait un bouclier si habile et si collant lorsqu'on savait la manier.

- Ah, vraiment ? C'est très malheureux mais je me vois dans l'obligation de refuser votre si charmante invitation puisque j'attends le retour de mes compagnons de troupe pour une répétition avant le jour de la première. Mais ceci dit, j'ai avec moi quelques feuilles de Rooïbos qui, adéquatement infusée, ont un goût sucré qui accommode les personnes les plus récalcitrantes.

Son sourire, il le haussait un peu plus. Il faisait le joli, savourant cette étrange tension qui s'était installée dans l'air. Autour d'eux. Ses yeux bien posés sur les siens, il attendait. Il s'amusait, comme il s'amusait de chaque chose, délectant chaque seconde avec la sagesse et le calme de celui qui sait ce qu'il fait.

En fait, il aimait les défis. Et encore mieux les égos qui pouvaient le concurrencer. Les joutes rhétoriques n'en devenaient que plus divertissantes. Peu lui importait la victoire, à lui seul l'événement était un gain. Mais quoi qu'il en soit, il choisirait l'endroit et cet endroit lui semblait tout à faire approprié.

Je le voulais!

Je le voulais tellement.

Et je sentais mes mains s'agiter seules sous l'envie que j'avais de le saisir à la gorge. Il sait et ne veux rien dire. Je veux le tuer.

Et pourtant, je me suis retenue, père aurait été fier de moi ; ou plutôt il aurait été soulager de n'avoir rien à cacher. Je ne peut pas me permettre de le laisser mener la danse, je ne lui permettrait pas de guider mes pas.


~Non. Je vous l'ai dit, je n'aime pas le thé.


Une pause, presque déçue je reprend


~Puisque vous êtes attendu, je vais vous laisser monsieur et vous souhaite bonne chance pour la suite.


Un bref signe de tête, loin de la reverence habituelle, et je me retournais. La porte, bien que donnant sur une nuit éternelle me semblait alors bien attirante. L'entrevue avait elle été si pesante?

Et alors que la silhouette s'éloignait, sur un siège reposait un livre. A l'intérieur, une fiche de bibliothèque.

Alice au pays des merveilles.

- Dommage... Dommage...

Au plaisir, donc, chère damoiselle !

Il salue, retire son chapeau, sourit, ne la quitte pas des yeux, la voit s'éloigner, murmure à Hook que la nuit est encore jeune, qu'il faut la suivre, qu'ensuite ils iront dans les rues de la basse-ville pour ramasser les déchets, ces pauvres déchets en quête d'un endroit chaud où dormir, d'un rêve sur lequel passer sa nuit. Chuck, le distributeur de rêve en seringue.

Il se lève, et projette son regard sur l'endroit où elle prenait place. Un livre. Un pas, il le prend. L'observe. Un sourire se dresse, comme un chien qui entend le pas de son maître lorsque celui-ci décide d'aller chasser. Il caresse son chapeau, se dit chapelier. Il emboîte son pas et marche, rapidement.

Ils la suivront jusqu'à chez elle. Pour savoir l'adresse. Pour la voir vivre. Cet amas de désirs et de demi-mots, si nerveux et meurtriers. Les mains tremblantes n'ayant pas échappé à son analyse du personnage, il ressent un de ces vifs pincements de cœur. Chez elle, ils la laisseront vaquer à ses occupations avec la fine promesse d'y revenir.