Histoire
Cyanure reprit un nouveau parchemin et s’arrêta quelques secondes. Elle allait essayer, encore une fois, de Lui expliquer.
Bien sûr, elle savait comment ça allait finir : le papier finirait rejoindre ses défunts compagnons dans le feu, et il n’en resterait que quelques cendres.
Mais elle voulait essayer d’expliquer, de comprendre. Ne serait-ce que pour savoir pourquoi elle en était arrivée là.
Les premiers mots se dessinèrent lentement. Et le reste s’enchaîna sans difficultés.
« Tu te rappelles quand on était petits ?
Nos parents, tous deux aussi tarés l’un que l’autre, nos amis, qui ne comprenaient jamais rien, nos ennemis, qui nous cherchaient toujours des problèmes, nos amours aussi, qui nous ont souvent séparés…
S’il te plaît, fais un effort pour moi…
Je me rappelle tellement bien. Nous étions toujours très liés. Toi et moi, les jumeaux des rues, des têtes brûlées qui ne réfléchissaient pas plus loin que leur nez et qui se mêlaient de tout ce qui ne les regardaient pas.
On a grandi ensemble, je ne me rappelle pas de m’être séparée de toi à n’importe quel moment.
Toi et moi, moi et toi, et personne d’autre. Les autres gamines se moquaient de moi, je ne sais pas si tu te rappelles. Parce que j’étais une fille, et que je jouais à des jeux de garçon, que j’aimais me bagarrer et que j’étais grande. Aucune fille ne m’aimait. Les copains, c’était différent. Ils trouvaient ça drôle, et pour jouer à cache-cache ils ne se mettaient jamais contre moi.
J’ai toujours eu le don pour chasser les autres en cachette. C’était le seul que j’avais.
Tous les deux, avant, on voulait devenir Noble. On rêvait de leurs grandes maisons, on rêvait de l’enfance qu’eux devaient avoir, et petit à petit, l’envie s’est transformée en jalousie, la jalousie en colère.
On voulait notre vengeance. Parce que ces fils de bourges avaient droit au bonheur, parce qu’ils étaient supérieurs à nous, nous on voulait les descendre et les traîner dans la boue, dans notre boue, on voulait les faire souffrir pour toutes les larmes sur le visage de Maman, on s’était juré qu’on ferait tout, absolument tout pour qu’un jour ils ne soient plus qu’un mauvais souvenir.
Nous étions animés par cette haine commune. C’était notre but, notre destinée.
C’était à cause d’eux que Papa nous frappait le soir, c’était à cause d’eux que la Milice nous frappait le matin, c’était à cause d’eux que nous devons sans cesse courir, nous cacher, s’enfuir et vivre comme des ombres, à peine plus qu’une poussière sous leur semelles.
Si tu te poses la question, je n’ai jamais fait semblant de les haïr.
J’aurais tellement espéré, tu sais, qu’on puisse faire sauter cette ville, qu’on puisse anéantir leurs petites vies luxueuses aussi facilement qu’ils le faisaient avec les nôtres…
Je leur en voulais tellement. Pour ça, bien sûr, mais aussi pour quelque chose de beaucoup, beaucoup plus important, que toi tu ne comprenais pas.
Je les détestai parce que je savais bien qu’ils se moquaient de nos colères et nos haines, parce que contrairement à ce que nous pensions ils ne se terraient pas dans des grands châteaux pour fuir notre juste colère…ils vivaient, comme toi et moi, comme tous les autres, et cette idée je ne pouvais pas la supporter, je ne pouvais pas supporter que je ne sois même pas une ennemie reconnue à leurs yeux.
On ne valait rien. Même pas la peine de nous achever proprement.
Cette idée m’a toujours rongée. Et puis il y a eu Amanda.
Tu ne l’as jamais aimé, je sais. Tu étais jaloux d’elle.
Elle était mon amante, et jamais je ne l’oublierai. Elle te détestait, tu la haïssais aussi.
En général, tu détestais toutes mes conquêtes, féminines ou masculines, et tu m’en voulais toujours terriblement de ne pas te donner toute mon attention. Parce que tu prenais nos relations incestueuses pour du sérieux.
Nous avons toujours tout partagé. Et tu ne voulais pas admette l’idée que je puisse avoir besoin de quelqu’un d’autre que toi.
C’était toi qui avais besoin de moi. Tu venais me chercher pour rester à côté de moi, tu te débrouillais pour pourrir mes relations d’une façon ou d’autre.
Amanda était une rivale trop importante pour toi. J’étais jeune et toi aussi ; je dois t’avouer que je me suis toujours demandé si ce n’était pas toi qui l’avais empoisonné.
Parce que je l’aimais.
Quand Amanda est morte à cause de cette étrange maladie, ça m’a bouleversé. Et toi tu m’a rejeté, m’en voulant toujours de ne pas avoir prêté plus attention à toi. C’était ta vengeance personnelle.
Comment est-ce que tu voulais que je m’en sorte sans toi ? Comment as-tu pu imaginé une seconde que j’arriverai à trouver ma force sans tes bras autour de moi ?
Qu’est-ce qui t’as pris ce jour-là de me chasser ? Tu t’imaginais quoi ? Que j’allais ramper devant toi en pleurant pour que tu me pardonnes ?
J’en ai rien à faire de ce que tu as pu pensé, et je me fous complètement de tes excuses. Je ne te pardonnerai jamais de m’avoir abandonné comme ça, attendant quoi ? Que je crève ?
Et puis j’ai changé. J’ai commencé à me dire que, finalement, les Nobles et nous, le simple peuple, nous étions tous des monstres à notre manière.
Le pire pour moi c’était de te voir t’enfoncer petit à petit dans cette folie de rébellion, de te voir abandonner nos parents, de te voir tout laisser autour de toi pour satisfaire ton ego de pseudo voleur pseudo rebelle. Tu ne faisais rien pour aider les autres, j’ai dû m’en charger seule.
Qu’est-ce que j’ai fait pendant ces quelques années ? J’ai dépéri, j’ai fanée. J’errais comme toujours dans les rues de ma ville, et je me sentais emprisonnée. Personne ne me remarquait plus, personne ne me voyait plus. C’était comme si sans toi j’étais devenue invisible.
C’était tellement dur d’être ignorée par ses frères et sœurs, ses compagnons, sa famille…c’était trop dur de vous voir détruire vos vies petit à petit…
Tellement dur de se rappeler d’Amanda qui étouffait seule...Je ne t’ai jamais raconté la nuit que j’ai passé avec elle, avant sa mort…
Elle toussait, crachait du sang, et moi je la regardai en sachant très bien qu’elle allait mourir, que les virus l’avaient détruite, que personne, personne viendrait la sauver, je l’ai juste vu mourir, la bouche ouverte, en souffrant, et je ne ressentais même pas la souffrance en moi, j’étais incapable de penser à elle, je tenais ses mains pleines de sueurs et je pensais à toi…elle est morte, et je n’ai même pas fait attention…
Et puis je me suis tournée vers l’Enkidu…Je voulais te prouver que j’étais forte même sans toi, que j’avais du talent, je voulais te sauver du danger dans quoi tu t’enfonçais, tu devenais un danger pour la Cité, au même titre que les Nobles qu’on détestait auparavant, et rappelle-toi notre serment, rappelle-toi qu’on s’était jurée qu’un jour on les aurait tous, je ne pouvais pas la tenir cette promesse, pas maintenant que tu faisais partie des créatures que je détestais tellement…
On s’est tous les deux mentis…
J’ai suivi ma formation…
Je suis devenue ce que je suis, j’ai su me passer de toi, j’ai su te surpasser complètement frère, tu ne peux pas le dénier…
Une Chasseuse. Il est beau ce nom non ? Moi il me plaît.
Pourtant quand je retournai dans la Basse Ville je voyais les regards changeaient. Je voyais le visage de mes anciens amis se transformaient quand j’arrivai, je les voyais devenir méfiants, je te voyais me traiter si mal…
Je suis désolée si je t’ai fait mal. Mais il faut que tu comprennes que maintenant je n’ai plus rien à voir avec ta sœur d’antan. Et que je ne te pardonnerai pas si facilement.
Et puis il y a eu notre dernière rencontre. Tu avais tellement grandi, j’avais tellement changé. Moi la chasseuse, toi une proie inutile.
Quand je t’ai frappé ce jour-là ce n’était pas pour te tuer.
Jamais, non jamais je ne pourrais t’éteindre si facilement, mais tu étais si faible entre mes doigts, et moi j’ai toujours supporter tes jalousies et tes envies, j’ai toujours su t’aider quand les gamins s’attaquaient à toi, je t’ai toujours poussé à te révolter et à détester les Nobles, j’imaginais que je pourrai te faire comprendre que tu avais fait un mauvais choix, mais tu n’as rien compris, tu voulais que je m’excuse…
M’excuser de quoi ? Qu’est-ce que je t’ai détesté à ce moment-là…
Je me rappelle très bien de t’avoir frappé encore et encore.
Tu l’avais mérité.
Je voulais juste que tu me comprennes frère...pourquoi tu en as toujours était incapable ?
Peut-être que tu es mort maintenant. Je ne sais pas, je n’ai pas vérifié en partant, j’étais tellement en colère.
Ou peut-être que tu es vivant et que tu t’es enfoncé dans ta haine aveugle.
Je voulais juste demander pardon. Pour tous mes péchés…
Parce que je sais très bien qu’encore une fois ce papier tu ne le verras jamais et que jamais personne ne verra cette faiblesse… »
Les derniers mots se consumèrent doucement dans les flammes, ne laissant plus qu'eux qu'un large tapis de cendres et de suie.